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Chris Johanson
American Dream, ici et maintenant



Roven Magazine  n°5, Paris, 2011 (French  only)


Des flèches entre deux personnages, des mots lancés dans le vide ou qui débordent d’une bulle, un rayonnement de couleurs ; à peine des détails et pourtant. Les lignes qui séparent, isolent ou relient les individus entre eux et les rattachent à leur environnement, voilà ce qui intéresse Chris Johanson. Faussement simplistes, ses dessins, ses peintures et ses installations proposent une expérience globale du monde, un monde à la cohérence intime et ambivalente où se mêlent la couleur et le trait, le rire et le désespoir, l’oubli et l’espérance ; où l’apparence et l’essence se confondent.


Exister dans un cadre
« Tout est là ? », pourrait-on se demander en regardant un alignement de silhouettes colorées et cernées de noir, croquées avec simplicité. Une récente exposition intitulée 1991-2010. I Was There2 re- groupait une sélection d’œuvres sur papier montrant l’importance et l’évolution du dessin dans le travail de Chris Johanson, depuis ses débuts guratifs marqués par la culture skate et la scène underground3, jusqu’aux compositions récentes plus abstraites et introspectives. Pourtant, sa pratique échappe à une dé nition stricte de ce médium. Ses dessins, peintures et installations sont liés par des thèmes, un répertoire formel et des processus de création similaires. Il dessine ou peint également la plupart du temps avec le même matériau, l’acrylique, parfois avec de la peinture en spray, et certains motifs apparaissent alternativement sur papier ou sur bois avec une mise en page semblable et trompeuse. Dans les Ballon Head, une peinture (2002) et un dessin (2001) qui partagent le même titre, la surface de bois, enduite et unie, équivaut à l’espace de la feuille, uniforme et plat : sur un fond blanc apparaissent des têtes en forme de ballons multicolores (à moins que ce ne soit l’inverse) dans un glissement qui évoque la blague de potache ou l’automatisme enfantin. Sur ces deux images, des quali catifs et une légende « Whatever is / This picture is a picture of people that exist right now4 » révèlent l’importance de l’instant présent pour cet artiste. Comme s’il tentait de se situer, d’« exister dans un cadre5 », ses œuvres se pensent dans une sorte d’immédiateté et en relation avec un lieu et un moment. Que ce soit celui de la création : il travaille de préférence avec des matériaux trouvés, bois, papier et peinture. Ou ce qui est là, tout près, les fragments de vie, saisis en raccourcis narratifs et graphiques.

Il ne représente jamais d’événements ni de grands sujets, mais des instants anodins qui tiennent à peu de chose, les gestes et les paroles qui se perdent dans la routine, les scènes quotidiennes que l’on oublie ou que l’on refuse de voir ; ou même les pensées intimes que l’on tait souvent, auxquelles on ne prête plus attention. Ces dessins forment des microrécits de l’ordinaire, où rien ne se passe en apparence, mais où tout est dit. Par de subtils agencements de dessins et de textes, paroles ou légendes, il esquisse autant qu’il donne corps à des situations, réunissant l’anecdotique et l’essentiel. « L’économie verbale » qui « donne au texte toute sa densité » selon Dominique Rabaté et Pierre Schoentjes6, se double chez cet artiste d’une économie graphique et rend ses dessins évidents et fascinants. Les moments choisis, isolés et extraits d’un ux d’images et de sons se muent en fragments de petits bonheurs ou de profonde révolte. « Selon cet angle de vision, où le micro ctif est une perspective sur la vie, c’est le monde même dans sa multiplicité quasi absurde, mais joyeuse qui offre à foison ces scènes microscopiques d’étonnement, d’effroi ou de ravissement passager. Éclats de ctions momentanés, bouffées de rire ou d’angoisse que note le texte resserré sur lui-même7 ». Rien d’étonnant alors que la gure disparaisse parfois et laisse place à de simples phrases ou à des listes sibyllines, microrécits par excellence.

L’envers des choses
Mais l’art de Chris Johanson n’est pas sans conséquence ni replié sur lui-même. Sans en avoir l’air, par un écart subtil et ludique entre le dit et le représenté, ses œuvres proposent une analyse minutieuse de la société américaine. Il ne se contente pas de montrer les petites choses du quotidien, il en révèle l’envers, les mécanismes sous-jacents et décrypte avec nuance le poids des messages et de la pression sociale sur les individus. Ce jeu de déplacement repose sur la création d’une fausse évidence, un premier degré déconcertant et travaillé qui irte parfois avec l’absurde. La contradiction comique, ou tragique, naît de la superposition d’une image formée par analogie et d’un discours franc et immédiat. Dans une peinture Sans titre (2002) un personnage proclame, seul au sommet d’une forteresse de pierre, sous un parfait ciel bleu, « Ha ha ha, I have everything, everything, but I deserve more8 », tandis qu’en bas, d’autres l’acclament. Ou la contradiction se niche dans une désignation tautologique de l’œuvre et du message à l’instar du dessin représentant un rayonnement de couleurs hypnotiques, simplement intitulé et légendé This conceptual art is about fascim of capitalism9 (2003).

Ses images fonctionnent comme les lunettes noires du film de science-fiction Invasion Los Angeles (1988) de John Carpenter, mais elles en décalent légèrement le propos. À un moment clé, les lunettes révèlent au héros le ux de messages subliminaux qui l’entourent, dissimulés dans les af ches publicitaires et la presse. Ces messages invitent à la consommation, mais obligent surtout au bonheur généralisé et à l’uniformisation des comportements. Si dans le lm le complot est orchestré par des extra-terrestres, les mots et phrases toutes faites (discours sur la réussite sociale ou préoccupations consuméristes) qui apparaissent dans les images de Chris Johanson sont des injonctions que les gures s’in igent à elles-mêmes. Elles semblent avoir intégré et assimilé ses messages, se réappropriant ce que Baudrillard appelle la « fun morality10 ». Une morale de la jouissance, idée du bonheur comme marchandise, qui se double d’un « devoir » d’avancer, d’aller de l’avant et d’être heureux.

Chris Johanson transcrit l’hésitation profonde des individus, coincés entre des aspirations personnelles, la quête de l’épanouissement normalisé et l’in uence politique de la sphère sociale. Il pense la tension entre l’altérité et l’uniformisation par des jeux d’échelles et de couleurs : ses personnages sont multicolores mais tous identiques. Représentés sur le même modèle et alignés, parfois de même taille, ils forment malgré eux des typologies. Parmi eux, l’homme multidimensionnel se distingue et revient sans cesse – sous la forme d’un clown à la fois triste et souriant ou d’une silhouette auréolée de couleurs –, cristallise ce trouble, incarnant la pluralité de l’individu et la contrainte de la norme.

Mystique contemporaine
À bien y regarder, tout est histoire de polarités contraires. Les productions de Chris Johanson s’organisent autour d’un balan- cement entre good mood et bad mood11, qui renvoie à une orga- nisation symbolique du monde. On oscille entre un constat d’échec de la communication et la réunion possible, entre l’authenticité et le leurre, entre la solitude urbaine et une présence au monde méditative. De cette tension émerge pourtant un « type de pensée [...] fondé sur la croyance à des forces, à des in uences, à des actions imperceptibles aux sens et cependant réelles12 ». Une mystique du lien aux formes diverses. Visuelle ou plastique, elle relie l’abstraction et la guration au sein d’un système d’équivalences tacite. Les personnages ne sont pas si éloignés des motifs abstraits qui les remplacent parfois : la gamme de couleurs utilisée reste la même et les formes semblables. Les figures géométriques, les réseaux de couleurs et les explosions apparaissent comme une extension de l’image, une focalisation non sur les détails, mais sur une essence des relations sociales. Ces correspondances semblent obéir à une symbolique secrète, signi er quelque chose dont le sens nous échappe. Comme si cette croyance absolue et fondatrice reposait sur une série de signes plastiques et textuels : des éléments géométriques ; des aphorismes ; une mise en scène très californienne de la lumière où le soleil, motif fondamental récurrent, gure béné que et païenne d’ordonnancement du monde, favorise la réunion des individus. Et dans les œuvres les plus abstraites, ces signes se mêlent et se dissolvent en un ensemble, un ordre universel et ordonné qui reste à déchiffrer.

Mais le lien et la connexion, qui sont aussi mis en œuvre dans l’espace, s’incarnent concrètement et matériellement. L’idée du réseau structure tout le travail de Chris Johanson : ses productions ne sont jamais indépendantes, elles sont agencées entre elles, formant des totalités hétéroclites. On retrouve ce processus dans l’accrochage de ses dessins et de ses peintures selon ce qu’Aaron Rose nomme la « cluster method13 », un assemblage en ensemble ou en grappe. Ou encore dans ses installations composant des « situations tranquilles » qui « suggèrent une conduite un tant soit peu empreinte de ré exivité et de méditation14 », pour reprendre les mots d’Allan Kaprow. Invitant les visiteurs à déambuler dans l’espace, parfois lieux de concerts et de performances, ces environnements encouragent le rassemblement. Juste là, ses images, petites poésies concrètes, curieuses ou évidentes, se déploient et nous rappellent que l’émerveillement est encore possible.

Chris Johanson est né en 1968 à San Jose, Californie. Il vit et travaille à Portland, Oregon

1. Sean Kennerly, « Cloudes Motives, Forgotten Routines », dans Please listen I Have Something to Tell You About What Is, by Chris Johanson, Milan, Alleged Press ; Bologne, Damiani editore, 2007, p. 14.
2. Galleri Nicolai Wallner, Copenhague, 2010.
3. Il est intéressant de noter que Johanson n’a pas de formation artistique. Il a commencé par gagner sa vie en peignant des planches de skateboard (ce qu’il fait toujours) et a aussi été peintre en bâtiment.
4. « Peu importe / Cette image est une image des personnes qui existent maintenant ». 5. Emma Dexter, Vitamine D, nouvelles perspectives en dessin, Paris, Phaidon, 2006, p. 6. 6. D. Rabaté et P. Schoentjes, « Micro-scopies », Revue critique de fixxion française contemporaine, no 1, décembre 2010, http://studwww.ugent.be/~vcolin/ RCFFC/francais/publications/no1/rabate_schoentjes_fr.html
7. Ibidem.
8. « Ha ha ha, j’ai tout, absolument tout, mais je mérite plus ».
9. « Cet art conceptuel parle du fascisme du capitalisme ».
10. Jean Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Denoël, coll. Folio essais, 1970, p. 113.
11. « Bonne humeur », « mauvaise humeur ».
12. Louis-Marie Morfaux, « Mystique », dans Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris, Armand Colin, 1980, p. 230.
13. A. Roses, « Least Likely to Succeed », dans Beautiful Losers: Contemporary Art and Street Culture, Iconoclast edition, 2004, p. 42.
14. A. Kaprow, cité par Charles Harrison et Paul Wood, Art en théorie : 1900-1990. Une anthologie, Paris, Hazan, coll. Essais/Écrits sur l’art, 2007, p. 176.