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Réjean Peytavin
Jing Jing or The Battalion of Chimeras



International post-diploma “Kaolin” 2016-2017, National School of Art of Limoges (ENSA), Limoges, 2017, FR.


In the introduction to his book ‘Capturing Imagination’ (L'Objet-personne, 2017), Carlo Severi recalls an extraordinary literary correspondence between Franz Kafka and a child saddened by the loss of her doll, a seemingly anecdotal story told by Kafka's companion Dora Diamant. The writer gives the doll a voice and a destiny, with a busy life punctuated by trips around the world. Alive, in fiction and in the child’s affection, the doll was engaged in thrilling adventures, which explained its disappearance and offered consolation. In this situation, the doll suddenly leaves its status as an object and acquires a new dimension: it leaves the realm of inanimate things.

How could we not perceive a similar breath of life in the creatures embodying The Adventures of Jingjing, which are brought to life not in writing but through ceramics? For this series of figurines, Réjean Peytavin used the statuette molds of a little girl and a little boy that he found by chance during his residency in Jingdezhen. These glazed porcelain objects portraying two young children, each holding a lucky coin, are paired and gifted together for good fortune and prosperity in the tradition of Feng Shui. Symbols of folk art and local beliefs, these figurines are widely distributed in souvenir shops, reproduced on posters and stickers, and stuck to storefronts or replicated on plastic bags and other everyday objects. 

Yet, of these conventionally immutable figures of childhood, unaffected neither by time or fashion nor by their extensive replication due to mass exploitation, few details remain. We can hardly discern the roundness of the doll’s chubby face, how her mouth suggests sweet joy, her signature double bun hairstyle, or the slight tilt of her head as a sign of benevolence. While only a few small boy figurines remain due to an overly fragile mold, Jingjing, the little girl thus nicknamed by the artist, undergoes many metamorphoses, signs of the many castings that animate her.

The subject of Jingjing's adventures, however, is less narrative than material. Part of the series reveals the functional fabrication components and gives them a decorative purpose. It is not so much Jingjing that we recognize but her exhibited mold: her arms, which come from another mold are missing, the casting slip is still apparent, and the two mold supports sometimes flank the figurine to the point of blending into it. Another set uses the irregularities and defects of the damaged mold as instruments of incongruous change. The amputated doll undergoes unlikely material combinations with, for example, a teapot, a dragon body, architectural elements, or its own head that’s been replicated. If there are stories, they concern material transformations, the hazards of kiln firing, mishaps and experiments that get magnified in a succession of breathtaking twists and turns. The springs include reversed enamels whose drips are accepted as a piece of grazed nose left in reserve, a total vanishing of the figurine under glazing. It would be easy to detect a kind of childhood sadism or the violent whims of Olympic gods in transformation processes: Jingjing is abused, dismembered, reassembled, recreated in three dimensions, and multiplied.

Several images of crossbred species pass through her adventures. It begins with the Chimera, a fearsome creature from ancient Greek mythology with a lion’s head, a goat’s torso, and a dragon’s tail. Or the legendary couple Fuxi and Nuwa from Chinese cosmogony, bound together by their serpentine bodies, and whose female figure is said to be at the origin of humans. The range of hybrids and malformations also recalls the engravings illustrating the book On Monsters and Marvels by Ambroise Paré, King Charles IX's chief surgeon. A true typology, this compendium of medical knowledge of the period, proposed the most fanciful divine and physiological theories to explain physical anomalies ranging from two-headed children to unicorns. In terms of genetics, Jingjing is a contemporary chimera too: she embodies both spontaneous and encouraged DNA cross-breeding in the vegetal, animal, and human worlds, fulfilling a demiurgic fantasy of changing living beings by defying the course of nature, as well as the dystopian, even horrific, counterpart of such actions.

Proliferative, Jingjing goes from the marvelous to the monstrous, from Feng Shui to grotesque. A mutant, she invokes fantastical imagination as much as transplantations, uncontrolled genotype malformations, and evolution. Referring to mythology, alchemy, and biology, her adventures shift the original model's spiritual role to a metaphor of mutation. They offer a reflection on refuse, impurity, and colorfulness as a basis for creation and, in an overview that has the makings of parodical syncretism, they offer a glimpse of the inexhaustible possibilities of the hybrid as well as future results of genetic manipulation in today's fast-paced world.

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Réjean Peytavin
Jing Jing ou Le bataillon des chimères


Dans son introduction à son ouvrage l’Objet-personne, Carlo Severi se remémore une correspondance littéraire au statut exceptionnel entre Franz Kafka et une enfant attristée par la perte de sa poupée - une histoire en apparence anecdotique relatée par sa compagne Dora Diamant. Sous la plume de l’écrivain lui inventant une voix en même temps qu'une destinée, la poupée se voyait dotée d’une existence trépidante ponctuée de voyages à travers le monde. Vivante, sur le plan de la fiction et de l’attachement ressenti par l’enfant, elle était emportée dans de palpitantes aventures qui justifiaient sa disparition et en apportait la consolation. Dans cette situation, la poupée échappait soudain à son statut d’objet pour acquérir une dimension supplémentaire :  elle quittait le rang des choses inanimées.

Comment ne pas déceler un souffle de vie similaire dans les créatures incarnant Les aventures de Jingjing, entretenu ici non par les moyens de l’écriture mais par ceux de la céramique ? Pour la fabrication de cette série de figurines, Réjean Peytavin a utilisé les moules de statuettes d’une petite fille et d’un petit garçon trouvés par hasard lors de sa résidence à Jingdezhen. Représentant de jeunes enfants tenant chacun une pièce porte-
bonheur, ces objets en porcelaine émaillée sont traditionnellement associés ensemble et offerts pour apporter bonne fortune et prospérité dans la tradition Feng Shui. Symboles d’un art populaire et de croyances vernaculaires, ces figurines sont distribuées abondamment dans des boutiques de souvenirs, déclinées sous forme d'affiches et d'autocollants et placardés sur les devantures de boutiques, ou encore dupliquées à loisir sur des sacs plastiques et autres objets usuels.  

Pourtant, de ces figures de l’enfance immuables par convention de représentation, indifférentes aussi bien au passage du temps ou des modes qu’à leur réplication intensive sous l’effet d’une exploitation de masse, il ne reste que quelques indices. Nous distinguons à peine la rondeur du visage poupin, une bouche esquissant une expression de joie doucereuse, l’arrangement de la coiffure en deux chignons caractéristiques, ou la légère inclinaison de la tête en signe de bienveillance. Tandis que seules quelques figurines de petits garçons demeurent suite à un moule trop fragile, Jingjing, la petite fille surnommée ainsi par l'artiste, subi toutes les métamorphoses, marques des projections dont elle est animée.

La teneur des péripéties de Jingjing semble pourtant moins narrative que matérielle. Une partie de la série dévoile les éléments fonctionnels de fabrication et les détourne en intentions décoratives. C’est moins Jingjing que nous identifions que son moule exposé en tant que tel : la forme des bras provenant d'un autre moule est manquante, la cheminée de coulage est encore apparente, les deux tenants de moulage encadrent parfois la figurine jusqu’à se fondre avec elle. Un autre ensemble utilise les aspérités et défauts du moule endommagé comme instruments de changements incongrus. La poupée, amputée, est soumise à des assemblages de matériaux invraisemblables avec une théière, un corps de dragon, des éléments d’architecture ou encore sa propre tête multipliée. Si récits il existe, ce sont ceux des transformations de la matière, des aléas de cuisson, des accidents et des expérimentations magnifiées en une suite de rebondissements haletants. Les ressorts consistent en émaux renversés dont on assume les coulures, en un bout de nez râpé laissé en réserve, en une disparition totale de la figurine sous une glaçure. Il serait aisé de déceler une sorte de sadisme de l'enfance ou des dieux de l'Olympes célèbres pour leurs caprices dans la violence des procédés de transformation : Jingjing est malmenée, démembrée, assemblée, recrée en trois dimensions, démultipliée.

Plusieurs images du croisement des espèces traversent ainsi ses aventures. Il s'agit pour commencer de celle de la Chimère, créature redoutable de la mythologie grecque antique composée d’une tête de lion, d’un buste de chèvre et d’une queue de dragon. Ou encore celle de Fuxi et Nuwa, couple légendaire de la cosmogonie chinoise liés ensemble par leurs corps en forme de serpent dans leurs représentations, et dont la figure féminine serait à l'origine des premiers hommes. La variété des cas d’hybridation et de malformation rappelle également les planches de gravures illustrant l’ouvrage Animaux, Monstres et Prodiges d’Ambroise Paré, ancien premier chirurgien du roi Charles IX. Véritable traité typologique, cette somme de savoirs aux prétentions médicales pour l’époque avançait les théories divines et physiologiques les plus fantasques pour expliquer l'existence d'anomalies physiques depuis l’enfant né bicéphale jusqu’à la licorne. Sur le plan de la génétique, Jingjing est également une chimère contemporaine : elle incarne les manifestations d’hybridation spontanées ou encouragées de l’ADN dans le monde végétal, animal ou humain, la réalisation d'un fantasme démiurgique de modification du vivant défiant le cours de la nature, et le pendant dystopique voire horrifique de telles actions.

Proliférante, Jingjing opère une transformation de la merveille au monstrueux, du Feng Shui au grotesque. Mutante, elle convoque un imaginaire fabuleux autant que celui de la greffe, de la malformation du génome incontrôlée et de l'évolution incontrôlable. Renvoyant aux domaines de la mythologie, de l'alchimie et de la biologie, ses aventures déplacent la fonction spirituelle du modèle d’origine vers celle de métaphore de la mutation. Celles-ci proposent une réflexion sur le rebut, l'impur et la bigarrure comme principe de création et, dans une synthèse qui a tout d'un syncrétisme parodique, elles laissent entrevoir les possibilités inépuisables de l'hybride autant que les effets à venir des manipulations génétiques en des temps accélérés.